samedi 23 mars 2013

Recherche de terrain, terrain de la recherche

          Aujourd'hui, c'est mon terrain de recherche que je vous présente : la promenade de Sea Point. Sea Point est un quartier périphérique du Cap, situé au nord-ouest de la ville. On pourrait à la limite se croire encore au centre-ville, le quartier étant plutôt aisé (voire franchement chic) et densément peuplé. Mais Sea Point en est séparé par Signal Hill, classieuse discontinuité spatiale : la colline fait quelques centaines de mètres de haut, et n'est pas bâtie. Sea Point est donc une sympathique plaine littorale enchâssée entre la montagne(tte) et l'océan Atlantique. La promenade est une bande piétonne aménagée qui court tout le long du littoral sur quelques kilomètres (carte)

NOTE : pour ceux qui seraient venus appâtés par l'histoire de mon pickpocket de Long Street, patientez jusqu'en fin d'article... ;-)

NOTE 2 : comme le rétorqua Pauline à Caroline (que je salue toutes deux), vous pouvez cliquer sur les images pour les agrandir.

Première réaction : c'est beaaaau !

Bon, je triche un peu, c'est juste à la limite sud de la promenade, et on voit Bantry Bay plus que Sea Point
          Faut bien avouer que mon terrain n'est pas le plus désagréable qui soit. Comme l'a résumé ma logeuse : "beautiful place, beautiful people" (d'aucuns diraient qu'on a le terrain qu'on mérite). Autre éclairage intéressant fait par une russo-londonienne qui est venue écrire ses cartes postales sur mon banc tandis que je faisais mes comptages habituels : ça ressemble à la promenade des Anglais, ça, ma bonne dame ! Bon, ç'aurait été cool qu'elle soit Sud-africaine, venant d'une Russe c'était un peu moins une info-pépite pour la recherche géographique française.
          Y a tout ce que j'aime, en plus :
  • des gens gentils. On doit tourner à 80/90% de réponses positives à mes demandes de questionnaires. Quand on sait que la plupart des Sud-africains ont une légère hystérie paranoïaque et un amour inconditionnel pour leurs concitoyens, c'est pas si mal. M'enfin je suis injuste : globalement, les Capetoniens sont très sympas.
  • des bateaux. Car oui, rappelons-nous que le Cap de Bonne-Espérance (ou Cap des tempêtes, selon la météo) est à quelques encablures d'ici et que c'est toujours un haut-lieu de trafic maritime. A ce propos, je crois avoir été victime d'une hallucination : jugez vous-mêmes, si c'est pas à la caravelle de Bartolomeu Dias !
  • des glaces géantes.
  • une magnifique lumière.



Deuxième réaction : mais c'est que ça pourrait même être intéressant à étudier !

           Eh oui, je suis quand même là pour le travail. Et comme certaines personnes, tel mon vénérable padre, ont pensé : "en fait, tu vas faire du tourisme", il me faut clarifier les choses.
          L'idée, c'est de savoir si oui ou non la promenade est un authentique espace public, à savoir un lieu accessible par tous, où l'on retrouve peu ou prou toutes les composantes de la société capetonienne, et que les gens y interagissent si possible dans un cadre juridique ni marchand, ni privé. Le problème, c'est qu'assez vite j'ai eu envie de répondre : ben... oui. Ca marche, sans déconner. Au bout de deux jours de terrain, ça la foutait mal. Mais assez vite, on s'aperçoit de deux choses :
  • ce genre d'espace est exceptionnel dans une ville comme le Cap. Les populations y sont hyper ségrégées, au sens où les noirs habitent ici, les métis là, les blancs anglophones plutôt ici, et les blancs afrikaners de préférence là (oui, ils se distinguent même entre blancs). Et y a pas encore très longtemps, les non-blancs n'avaient théoriquement pas même le droit de se pointer en ville sans un passeport intérieur et une bonne raison, style faire un boulot ingrat et mal payé. Je vous parle même pas des bancs "white only". Des b(l)ancs, quoi, hahaha.
  • en fait, c'est pas si varié que ça. Il y a même toute une série d'illusions d'optique qui font que les blancs du coin, par exemple, estiment que c'est un espace hyper ouvert, qu'on retrouve toutes les composantes de la société arc-en-ciel, que tout le monde peut venir... Alors qu'à en croire l'un de mes comptages, il y avait 75% de blancs présents. Rappel : ils sont moins de 20% dans la province entière... Un couple métis me l'a fait remarqué en mode "regarde tous ces blancs, tu trouves vraiment ça aussi varié qu'on le dit ?".
Cela étant, je ne vais pas rentrer dans les détails de la profonde réflexion, englobante et humaniste, que je suis en train de mener ici. Mais ça vous donne une idée des questions qu'on peut se poser. 
          Quant au travail de tous les jours, ça consiste en observations (genre surprendre une conversation, voir quelles sont les activités des gens, leur rapport à l'espace...), comptages (quelle répartition "raciale" des usagers, quand sont les pics de fréquentation....), photographies et entrevues (ou des petits questionnaires avec les gens abordés dans la rue, ou des entretiens plus formels avec des élus, associations et autres officiels)... sans compter le moulinage de tout ça : saisir les comptages dans un tableurs, transcrire mot à mot les entretiens enregistrés, trier les photos pour ne conserver que les PIG. Sans compter ce blog, petits veinards qui saignez ma productivité à blanc.

Troisième réaction : mais c'est que c'est déjà long, tout ça

          Une partie de mon lectorat m'ayant rapporté que ces articles étaient décidément trop longs, je m'arrête là, malgré que j'en aie. C'est bien simple, la promenade, je pourrais presque écrire un mémoire dessus. Vous aurez donc droit à une deuxième partie. Sans compter la poignée d'élus parmi vous qui vont devoir se taper la relecture du mémoire, héhé (ils se reconnaîtront).

Section BONUS : comment je me suis fait tiré mon portable à Long Street

          Long Street, c'est la grande artère festive du centre-ville, où on trouve toujours un petit quelque chose à faire les soirs d'ennui. Sur le chemin entre un sympathique bar à ciel ouvert situé au sommet d'un petit immeuble, Tjin-Tjin, et le non moins sympathique Neighbourhood, un type rigolard commence à marcher à ma hauteur en désignant ma chaussure. Je regarde ma chaussure, puis le gars, puis ma chaussure. Il commence à me secouer le mollet, entre l'invitation à danser et le "mais tu vois pas que t'as marché dans une m...., amigo ?". Bref, l'incompréhension. Touché par la grâce, du moins doté d'une sensibilité fessienne hors du commun, je porte la main à ma poche arrière gauche et sors au mec : "hey, you took my cellphone !". Admirez le sens de la répartie : simple, factuel. Et là.... le type éclate de rire, me rend mon bigo, répond "je savais bien que tu t'en rendrais compte !", me serre la main et se casse, limite en me faisant au revoir. Quand je vous disais qu'ils étaient sympas, ces Capetoniens ! ;-)

vendredi 8 mars 2013

"Afrique du Sud, terre de contraste" (M2H)

          Jeudi, nous avons fait un grand tour des townships du Cap avec Etienne, ma directrice de mémoire et une prof française. L'idée était de nous faire prendre conscience de l'énorme contraste entre le centre-ville cossu niché sur la plaine littorale au pied des montagnes, et l'immensité des Cape Flats de l'autre côté de Table Mountain, où la vie est nettement moins riante (une jolie carte pour vous repérer). Nous n'avons pas été déçus du voyage...

          Notre périple commence sur la N2, direction Langa, juste à côté de Bonteheuwel que vous connaissez déjà. Signalons au passage l'excellence du travail fait par les équipes des ponts et chaussées sud-africains : les routes sont nickel, bravo les gars. Langa est le plus ancien des townships du Cap, puisqu'il date de 1927, avant même le début de l'Apartheid (1948-1994, pour rappel). Pour aller très vite, on parquait les gens dans les townships selon leur "race" afin que les blancs résident au centre et les autres en périphérie. Les noirs et les colored/métis n'étant tolérés en ville que pour y travailler au service des blancs, pas pour profiter de la vue ou faire des emplettes chez Dior avec leurs salaires que vous imaginez colossaux.

Un hostel de Langa
          Langa était donc un township "noir". Nous ne nous sommes pas tellement arrêtés dans la partie "familles" du quartier. Depuis le temps, les gens ont eu le temps de s'installer un peu mieux. Imaginez de longs alignements de petites maisons de plain-pied, avec parfois un petit mur de clôture, un jardinet, voire une place pour une éventuelle voiture (les plus chics ont même un garage). Bref, un habitant de township n'est pas forcément pauvre, et un township n'est pas nécessairement un bidonville. Certains vous ont l'air de lotissements pavillonnaires modestes, pour tout dire. Il y existe aussi des bâtiments collectifs pour entasser loger les travailleurs dits célibataires, puisqu'après tout ces braves gens n'avaient d'intérêt que leur force de travail, les blancs ne tenaient pas à ce qu'ils commencent à ramener toute la smala pour s'installer durablement. Ces belles bâtisses qui font honneur à l'architecture sud-africaine portent le doux nom d'hostels, et sont des lieux chaleureux et conviviaux, jugez vous-mêmes.

Chèvres, décharge sauvage et habitat social
          Après cela, direction Gugulethu, autre vaste township au sud-est. Celui-là est un peu plus connu, voire touristique. Après avoir passé la voie ferrée (qui sépare commodément les quartiers entre eux), l'ambiance change quelque peu. Le cheval, plus belle conquête de l'Homme, y côtoie la chèvre, chère surtout à Monsieur Seguin. Derrière les chèvres de la photo, un terrain vague se transforme en beau quartier d'habitat social. Les clapiers charmants cottages en arrière-plan, qui doivent bien taper dans les 28,7 m² (loi Carrez), accueilleront bientôt des familles, dont on espère que les membres ne seront quand même pas trop costauds, rapport au risque d'asphyxie. Mais Gugulethu, c'est aussi Mzoli's, où même les moins téméraires des habitants du centre consentent à aller pour faire un barbec' (ou braai, pour mes plus fidèles lecteurs) le week-end. Un haut-lieu de mixité, en somme, quoique l'ambiance semble assez masculine tout de même. Reportage prévu, je vous raconterai ça. Inutile de préciser que l'éminent monsieur Mzoli est un entrepreneur soucieux de la légalité, et que son encadrement de la population est ferme, mais poli, et se passe d'hommes de main. C'est aussi lui qui est à l'origine du centre-commercial du patelin. Pas de photo : prenez votre voiture, faites dix minutes d'autoroute, et vous aurez le même à deux pas de chez vous. Comme quoi, je vous disais que tous les townships n'avaient pas nécessairement des allures de bidonvilles !


Façades de Nyanga
Divertissement assuré à Nyanga
          Après "Gugs" (so local !), nous avons traversé Nyanga. Le bled a son charme, mais il est plus discret, le charme. Il n'y a encore pas si longtemps, Nyanga était la capitale sud-africaine du meurtre. La compétition étant rude en ce domaine, un outsider lui a ravi le titre dernièrement. Mais on peut compter sur l'équipe locale pour rebondir, elle reste clairement en première division. Bref, nous ne nous sommes pas arrêtés pour tailler le bout de gras. Quelques photos tout de même, qui donnent une idée des façades visibles depuis la rue. On sent tout de suite que le matériau est, pour ainsi dire, un peu moins noble. Le résultat n'est pas forcément inesthétique (j'aime bien la petite blanche), mais en ce qui concerne les conditions de vie, c'est moins funky. Il faut aussi prendre conscience que peu de choses sont visibles depuis la rue dans ce genre de quartiers : l'essentiel se fait à pied au milieu des maisons auto-construites. Vous m'excuserez de n'avoir pas poussé "the township experience" jusque là. Une dernière pour la route de Nyanga, ou plutôt juste avant Nyanga : le cimetière avec un squatters' camp en arrière-plan (qui est lui illégal et franchement bidonvillesque, contrairement au township). Là on dirait pas, mais le cimetière est vraiment immense, merci le SIDA.

          Nous avons ensuite pris la route de Mitchell's Plain, vers le sud. Ambiance tristounette, globalement, avec pas mal de constructions tournant le dos à la route et des centres commerciaux pour seuls lieux de sociabilité. Au moins, une partie de Mitchell's Plain semble être en train de s'enrichir, au vu des améliorations apportées aux maisons et aux constructions en cours (encore un centre commercial, et même un hôpital).

          Dernière étape du tour des townships : le très grand Khayelitsha (ou Khaya) et ses centaines de milliers d'habitants. Je vous gratifie ici d'une photo panoramique à la valeur informative forte. Outre sa qualité artistique évidente, remarquez la nature sableuse du sol. Cela ne se voit pas partout, mais les Cape Flats sont en fait une vaste plaine sableuse, voire franchement marécageuse jadis. Autant dire que les premiers habitants "relogés" ici n'ont pas dû se marrer beaucoup (m'enfin c'est bien pour ça qu'on les a mis là : ils ne gênaient personne). Il paraît que le sable est une plaie pour les ménagères, notamment.
Au risque de m'avancer un peu, ça m'a l'air d'être LE township qui bouge. Ne serait-ce que par sa taille, c'est celui dont en entend le plus parler par ici. C'est un peu un front d'urbanisation pour le Cap. Il y a là plus de mouvement de population comparé aux autres townships qui, pour la plupart, commencent doucement à se densifier et à être mieux établis. Enfin, c'est ce que j'ai cru comprendre. Après tout, moi je travaille sur le front de mer d'un quartier chicos du centre-ville, je suis pas omniscient, hein.


Domaine viticole Spier
          Pour le repas de midi, nous nous sommes arrêtés dans un genre de très vieux domaine viticole (1690's), touristifié en mode château du Médoc, avec le restaurant, l'hôtel de charme... et le pinard, car il faut bien un produit d'appel. Spier de son petit nom. Et là, c'est le grand écart dans la tête. Une maison type match box (boîte d'allumettes) de township occupe à peu près lu tiers de la taille des toilettes pour hommes, et sans l'eau courante, l'électricité ni la clim, en général. Ambiance jazzy, piano à queue, terrasse tranquiloute, piscines... Et les seuls non-blancs sont bien sûr serveurs, ouvriers agricoles, ou agents de sécurité (bon, c'est vrai en ville aussi, mais je force le trait pour vous édifier). Le petit montage vous montre tout ça en images. Pour note, la cloche servait à l'époque à rameuter les esclaves éparpillés dans les vignes, on comprend que les maîtres du domaines la mettent en valeur avec fierté aujourd'hui encore ! Nous mangeâmes et bûmes très correctement, un grand merci encore à nos guides pour l'invitation. Mais après avoir eu un aperçu de l'histoire de l'esclavage au Cap à la Slave Lodge, on ne peut s'empêcher de ressentir comme un malaise à profiter d'installations qui trouvent leur origine assez directe dans l'exploitation d'esclaves un bon gros siècle durant au moins.

          Nous sommes rentrés par le nord de la ville, via Durbanville et les gated communities des banlieues de classes moyennes à aisées, blanches et plutôt afrikaner (car il y a aussi une minorité blanche d'origine britannique). Autant le dire, c'est cheum et triste à souhait, tous les lotissements ou presque sont ceinturés de murs parfois très hauts et généralement électrifiés, avec un check-point gardé à l'entrée. Ambiance repli identitaire paranoïaque. Enfin je critique pas, j'imagine que beaucoup de ces gens s'installent où ils peuvent et que l'essentiel de la promotion immobilière se fait sous cette forme. Du coup, difficile de vous en donner un aperçu, mais le pano suivant rend bien l'ambiance pour le moins morne du truc.

        En conclusion, la journée fut longue et instructive, sans aucun doute. Et nous avions définitivement besoin de nous sortir un peu du carcan confortable de Sea Point. Vivre dans un quartier tranquille à quatre cent mètres du Ritz local nous fait parfois oublier la réalité à laquelle sont confrontés 90 % des habitants de Cape Town....

          Au prochain épisode, vous en apprendrez plus sur Sea Point, justement. A bientôt, little monsters ! (spéciale dédicace à Guillaume Têteblanche ;-))