Aujourd'hui, c'est mon terrain de recherche que je vous présente : la promenade de Sea Point. Sea Point est un quartier périphérique du Cap, situé au nord-ouest de la ville. On pourrait à la limite se croire encore au centre-ville, le quartier étant plutôt aisé (voire franchement chic) et densément peuplé. Mais Sea Point en est séparé par Signal Hill, classieuse discontinuité spatiale : la colline fait quelques centaines de mètres de haut, et n'est pas bâtie. Sea Point est donc une sympathique plaine littorale enchâssée entre la montagne(tte) et l'océan Atlantique. La promenade est une bande piétonne aménagée qui court tout le long du littoral sur quelques kilomètres (carte)
NOTE : pour ceux qui seraient venus appâtés par l'histoire de mon pickpocket de Long Street, patientez jusqu'en fin d'article... ;-)
NOTE 2 : comme le rétorqua Pauline à Caroline (que je salue toutes deux), vous pouvez cliquer sur les images pour les agrandir.
Première réaction : c'est beaaaau !
Bon, je triche un peu, c'est juste à la limite sud de la promenade, et on voit Bantry Bay plus que Sea Point |
Faut bien avouer que mon terrain n'est pas le plus désagréable qui soit. Comme l'a résumé ma logeuse : "beautiful place, beautiful people" (d'aucuns diraient qu'on a le terrain qu'on mérite). Autre éclairage intéressant fait par une russo-londonienne qui est venue écrire ses cartes postales sur mon banc tandis que je faisais mes comptages habituels : ça ressemble à la promenade des Anglais, ça, ma bonne dame ! Bon, ç'aurait été cool qu'elle soit Sud-africaine, venant d'une Russe c'était un peu moins une info-pépite pour la recherche géographique française.
Y a tout ce que j'aime, en plus :
- des gens gentils. On doit tourner à 80/90% de réponses positives à mes demandes de questionnaires. Quand on sait que la plupart des Sud-africains ont une légère hystérie paranoïaque
et un amour inconditionnel pour leurs concitoyens, c'est pas si mal. M'enfin je suis injuste : globalement, les Capetoniens sont très sympas. - des bateaux. Car oui, rappelons-nous que le Cap de Bonne-Espérance (ou Cap des tempêtes, selon la météo) est à quelques encablures d'ici et que c'est toujours un haut-lieu de trafic maritime. A ce propos, je crois avoir été victime d'une hallucination : jugez vous-mêmes, si c'est pas à la caravelle de Bartolomeu Dias !
- des glaces géantes.
- une magnifique lumière.
Deuxième réaction : mais c'est que ça pourrait même être intéressant à étudier !
Eh oui, je suis quand même là pour le travail. Et comme certaines personnes, tel mon vénérable padre, ont pensé : "en fait, tu vas faire du tourisme", il me faut clarifier les choses.
L'idée, c'est de savoir si oui ou non la promenade est un authentique espace public, à savoir un lieu accessible par tous, où l'on retrouve peu ou prou toutes les composantes de la société capetonienne, et que les gens y interagissent si possible dans un cadre juridique ni marchand, ni privé. Le problème, c'est qu'assez vite j'ai eu envie de répondre : ben... oui. Ca marche, sans déconner. Au bout de deux jours de terrain, ça la foutait mal. Mais assez vite, on s'aperçoit de deux choses :
- ce genre d'espace est exceptionnel dans une ville comme le Cap. Les populations y sont hyper ségrégées, au sens où les noirs habitent ici, les métis là, les blancs anglophones plutôt ici, et les blancs afrikaners de préférence là (oui, ils se distinguent même entre blancs). Et y a pas encore très longtemps, les non-blancs n'avaient théoriquement pas même le droit de se pointer en ville sans un passeport intérieur et une bonne raison, style faire un boulot ingrat et mal payé. Je vous parle même pas des bancs "white only". Des b(l)ancs, quoi, hahaha.
- en fait, c'est pas si varié que ça. Il y a même toute une série d'illusions d'optique qui font que les blancs du coin, par exemple, estiment que c'est un espace hyper ouvert, qu'on retrouve toutes les composantes de la société arc-en-ciel, que tout le monde peut venir... Alors qu'à en croire l'un de mes comptages, il y avait 75% de blancs présents. Rappel : ils sont moins de 20% dans la province entière... Un couple métis me l'a fait remarqué en mode "regarde tous ces blancs, tu trouves vraiment ça aussi varié qu'on le dit ?".
Cela étant, je ne vais pas rentrer dans les détails de la profonde réflexion, englobante et humaniste, que je suis en train de mener ici. Mais ça vous donne une idée des questions qu'on peut se poser.
Quant au travail de tous les jours, ça consiste en observations (genre surprendre une conversation, voir quelles sont les activités des gens, leur rapport à l'espace...), comptages (quelle répartition "raciale" des usagers, quand sont les pics de fréquentation....), photographies et entrevues (ou des petits questionnaires avec les gens abordés dans la rue, ou des entretiens plus formels avec des élus, associations et autres officiels)... sans compter le moulinage de tout ça : saisir les comptages dans un tableurs, transcrire mot à mot les entretiens enregistrés, trier les photos pour ne conserver que les PIG. Sans compter ce blog, petits veinards qui saignez ma productivité à blanc.
Troisième réaction : mais c'est que c'est déjà long, tout ça
Une partie de mon lectorat m'ayant rapporté que ces articles étaient décidément trop longs, je m'arrête là, malgré que j'en aie. C'est bien simple, la promenade, je pourrais presque écrire un mémoire dessus. Vous aurez donc droit à une deuxième partie. Sans compter la poignée d'élus parmi vous qui vont devoir se taper la relecture du mémoire, héhé (ils se reconnaîtront).
Section BONUS : comment je me suis fait tiré mon portable à Long Street
Long Street, c'est la grande artère festive du centre-ville, où on trouve toujours un petit quelque chose à faire les soirs d'ennui. Sur le chemin entre un sympathique bar à ciel ouvert situé au sommet d'un petit immeuble, Tjin-Tjin, et le non moins sympathique Neighbourhood, un type rigolard commence à marcher à ma hauteur en désignant ma chaussure. Je regarde ma chaussure, puis le gars, puis ma chaussure. Il commence à me secouer le mollet, entre l'invitation à danser et le "mais tu vois pas que t'as marché dans une m...., amigo ?". Bref, l'incompréhension. Touché par la grâce, du moins doté d'une sensibilité fessienne hors du commun, je porte la main à ma poche arrière gauche et sors au mec : "hey, you took my cellphone !". Admirez le sens de la répartie : simple, factuel. Et là.... le type éclate de rire, me rend mon bigo, répond "je savais bien que tu t'en rendrais compte !", me serre la main et se casse, limite en me faisant au revoir. Quand je vous disais qu'ils étaient sympas, ces Capetoniens ! ;-)